15 décembre 2022

La science au service de l’art : Ann Marlène Gagnon et le métier de conservatrice-restauratrice

Par Élise Rivard

L’Atelier du patrimoine donne à croire qu’on entre dans une véritable salle aux trésors, mais il ne faut pas s’y méprendre, l’œuvre la plus inestimable qu’on y retrouve est bel et bien sa propriétaire, Ann Marlène Gagnon, qui recèle un savoir-faire des plus précieux.

Ann Marlène Gagnon, conservatrice-restauratrice © Atelier du Patrimoine

L’art visuel, un art vivant

Bien qu’elle puisse sembler recluse dans son atelier du secteur Grand-Mère, Ann Marlène Gagnon adore parler avec d’autres de sa profession plutôt rare – et méconnue – de conservatrice-restauratrice.

Pour Ann Marlène, le déclic s’est fait lors d’une visite dans le Centre de conservation de Québec, alors qu’elle étudiait au baccalauréat en arts visuels et histoire de l’art de l’Université Laval. «Je n’avais jamais réalisé que les œuvres étaient vivantes. On ne s’en rend pas compte, parce que c’est à l’échelle microscopique, mais ça vit une œuvre.»

Comme aucune formation en conservation-restauration n’était offerte au Québec, Ann Marlène se voit obligée de poursuivre ses études en Europe. Une valise dans une main, la main de son petit garçon de sept ans dans l’autre, elle s’installe alors à Paris pour y réaliser une maîtrise de cinq ans, qui lui en prendra plutôt neuf, avec tout le lot de défis que comporte l’exil.

Si Ann Marlène se spécialise surtout en peinture, sa polyvalence l’amène également à toucher au papier, à la dorure, à la céramique et au bois. Étant l’une des deux seules personnes au Québec à être accréditée de l’Association canadienne des restaurateurs professionnels, elle démontre un niveau d’expertise, une rigueur intellectuelle et professionnelle de haut niveau.

 

Petit aperçu de l’espace de travail d’Ann Marlène © Atelier du Patrimoine

Mieux vaut prévenir que guérir

Dans sa prise en charge, Ann Marlène pense d’abord conservation. Elle peut faire de la conservation préventive, avec des techniques indirectes ou des conseils de préservation (ex. ne jamais accrocher un tableau au-dessus du foyer), ou de la conservation curative, avec des actions plus directes. Le but?  Protéger l’œuvre d’un vieillissement accéléré ou d’une trop grande détérioration.

Tel un patient qui arrive aux urgences, elle inspecte, elle passe une batterie de tests et de mesures. Ces étapes sont moins visibles pour les profanes, mais représentent la majorité de ses interventions. La restauration étant utilisée en ultime recours seulement.

Rester authentique

Quand elle reçoit une œuvre, Ann Marlène procède d’abord à un examen et des photos. Cette étape permet de relever les altérations qui seront ensuite documentées. Puis elle procède à des tests en labo, pour comprendre les matériaux et la composition des produits dont est faite l’œuvre. «Comprendre la matière implique toute une réflexion scientifique. Ça nous amène à prévoir l’avenir en fonction de ce que l’oeuvre a déjà vécue.»

La recherche prend quant à elle le tiers de son temps. «Il y a beaucoup de recherches à faire pour être assuré de poser le bon geste sur l’œuvre, parce qu’il y a une responsabilité qui vient avec la restauration. C’est un métier qui est codifié par un code de déontologie. On ne fait pas n’importe quoi.»

La profession de conservateur-restaurateur est relativement récente, autour d’une cinquantaine d’années. «Comme conservateur-restaurateur, on nous demande toujours d’agir le plus minimalement possible sur une œuvre.» L’idée est de préserver l’authenticité, car il y a un volet scientifique derrière tout ça. «Pour préserver l’authenticité, il faut préserver l’intégrité de la matière le plus possible.»

Soins conservatoires et de restauration : Charles Jarvis, 1675-1739. © L’Atelier du patrimoine

Soins conservatoires et recherche : Jaquette du Refus Global © L’Atelier du patrimoine

Conserver une trace

Bien qu’elle ait déjà eu entre les mains un Renoir ou un Picasso, c’est une variété d’œuvres et de client·es qui entrent dans son atelier. Musées, galeries ou collectionneur·euses ne sont qu’une partie de sa clientèle. En fait, la plupart de sa clientèle est issue du grand public. Son service est à la portée de tous et toutes.

Son atelier soigne donc autant des œuvres professionnelles que des œuvres à valeur plus sentimentale, comme un tableau peint par un membre de la famille maintenant décédé, ou encore, le dessin d’un enfant qu’une grand-mère souhaite conserver longtemps. D’ailleurs, Ann Marlène confie être particulièrement touchée par ces demandes de conservation ou de restauration d’une œuvre familiale.

«Je soigne beaucoup plus l’invisible avec les œuvres parce que ces œuvres-là, elles rappellent des moments, la trace, la mémoire. Ça fait aussi partie de mon travail.»

L’enjeu de l’art contemporain

De nos jours, bien des artistes ne fabriquent plus leurs matériaux, davantage achetés du commerce, issus de la pétrochimie et bon marché. Ceci explique, en partie, les problèmes de conservation de l’art contemporain. Car contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce ne sont pas des œuvres de plus de cent ans qu’Ann Marlène voit en majorité dans son atelier, mais des œuvres récentes.

Pour une conservatrice-restauratrice comme Ann Marlène, l’art contemporain exige d’évoluer avec les pratiques artistiques et la grande variété de produits et matériaux mis à la portée des artistes. D’autant plus qu’il est parfois difficile d’obtenir la composition exacte de certains produits, celle-ci relevant de plus en plus du secret industriel.

Ça exige de conscientiser davantage les artistes au fait que les œuvres contemporaines arrivent prématurément en atelier de conservation. Oui, des enjeux liés à la vente, mais aussi à l’exposition des œuvres sur le long terme. «Le défi avec l’art contemporain c’est celui de l’éphémère, mais de façon intrinsèque. L’artiste ne sait pas que ses choix sont en train d’imputer son œuvre. Comme un phénomène d’autodestruction.»

Soins conservatoires et montage pour encadrement : Jean Tremblay, Le chirurgien, techniques mixtes, 1993. © L’Atelier du patrimoine

Ann-Marlène et sa collègue Lucile travaillant à la restauration d’un portrait du Général Frossard réalisé par J. Lorain. © L’Atelier du patrimoine

Conserver le savoir

Ann Marlène poursuit actuellement un doctorat abordant les enjeux propres à l’art contemporain. Dans le cadre de sa profession, les plans d’intervention en conservation préventive ne marchent plus et ça impacte le code de déontologie. «Pour prendre soin de l’art contemporain, ça demande que je sois très interventionniste, voire la refaire au complet.»

Son doctorat, elle l’a aussi pensé dans une optique d’enseignement, comme les formations et conférences sur la mise en œuvre qu’elle a déjà données à Culture Mauricie, et qu’elle continue d’offrir. Elle propose également de la recherche personnalisée et du perfectionnement individuel pour assister les artistes dans leur démarche et leur processus de création.

Depuis un an, elle transmet aussi son savoir-faire à sa collègue, Lucile Berthelot. Arrivée de France dans le cadre d’un stage, celle-ci a ensuite choisie de s’installer dans la région afin de continuer à travailler à l’Atelier du patrimoine.

Sur quoi travaille présentement Ann Marlène? Vénus et Pluton, rien de moins! Il faut préciser que ce sont deux planètes d’une maquette d’expo du Cosmodôme à Laval qui ont été dérobées par des visiteurs et qu’on lui demande de refaire pour qu’elles retrouvent leur place dans l’univers.

Vous avez aimé?

Partager :

Vous aimeriez aussi